Info ou intox: “On peut se fier aux bilans carbone”
Le bilan carbone permet de comptabiliser les émissions de CO2 d’un secteur d’activité humaine. C’est un élément utile car il permet d’établir un diagnostic qui servira à cibler et à quantifier des mesures d’amélioration. Comme tout élément comptable, il est sensible au périmètre et aux règles qui l’encadre. Selon l’interprétation de ces règles ou bien selon la fiabilité des hypothèses (dans le cas de bilans carbone anticipés) le résultat du bilan peut être bien différent, ce qui pourrait servir des intérêts idéologiques ou financiers. Voici quelques exemples de points faibles d’un bilan carbone:
Problématique de double comptage
Le GHG protocol défini 3 périmètres différents de bilan carbone: Le scope 1 (émissions directes), le scope 2 (les émissions indirectes de l’énergie) et le scope 3 (les autres émissions indirectes). Ainsi, les émissions d’une compagnie aérienne font majoritairement partie du scope 1 (émissions directes liées à la combustion du kérosène) tandis que les émissions d’un constructeur automobile font majoritairement partie du scope 3 (émissions liées à l’utilisation des voitures produites).
Cette approche cycle de vie semble la plus pertinente car elle prend en compte toute la chaîne de valeur. Cela évite de faire porter la responsabilité des émissions aux seuls émetteurs directs (et de déresponsabiliser d’autres secteurs). Mais cela génère une vraie problématique de double comptage:
Par exemple, si un employé de la SNCF doit prendre l’avion pour se rendre à une réunion, les émissions de ce déplacement professionnel doivent être comptabilisées dans le scope 3 de la SNCF. Mais ces émissions font aussi partie du scope 1 de le compagnie aérienne. Toutes les émissions des voyages professionnels peuvent être classées dans le scope de la compagnie de transport et dans celui de l’entreprise cliente. De manière générale, les émissions indirectes (scope 2 & 3) d’un secteur sont par définition les émissions directes d’un autre secteur.
Bien que pertinente, l’utilisation du scope 3 implique que l’on ne peut pas additionner les bilans carbone de différents secteurs. Cela revient à dire que l’on ne peut pas partitioner les émissions par secteurs (X% pour l’agriculture, Y% pour l’aérien, Z% pour le numérique….). Le partitionnement ne peut se faire qu’avec les émissions directes, risquant d’occulter le réel impact de certains secteurs.
Exemple: Les émissions scope 3 du Crédit Agricole représentent 139 Millions de tonnes de CO2éq en 2019. C’est 66 fois plus important que les émissions du trafic aérien intérieur (métropole) la même année, et pourtant le secteur financier est rarement inclus dans les secteurs « polluants ».
Problématique de définition du périmètre scope 3
Le scope 3 inclut toutes les émissions indirectes de la chaîne de valeur d’une entité. Mais ce périmètre n’est pas évident à définir. Par exemple, dans le cas du transport, les émissions liées aux infrastructures sont considérées comme optionnelles. Or dans le cas du transport ferroviaire, ces émissions peuvent être supérieures aux émissions liées à l’exploitation et sont loin d’être négligeables (voir rubrique « le train pollue 40 fois plus que l’avion »). En outre, une voie ferrée étant uniquement liée au transport ferroviaire, il semblerait pertinent d’inclure les émissions liées à sa construction et à sa maintenance dans celles du transport en train (au moins celles construites après une certaine date de « prise de conscience » de l’impact carbone). La définition des postes pertinents/non-pertinents à prendre en compte dans le scope 3 comporte une part de subjectivité qui peut déformer la réalité au bénéfice/détriment de certains secteurs.
Problématique de prévision du report modal (cas de la construction de voies ferrées)
Le report modal c’est le transfert d’une partie des usagers d’un mode de transport à un autre. Il est très difficile à évaluer car si l’on peut facilement comptabiliser les flux et trafic par mode de transport, il est difficile d’isoler les transferts d’un mode à un autre (alors que la dynamique de croissance peut être hétérogène). Par exemple, la création d’une ligne LGV va probablement influencer la demande. Après sa construction, le nombre total de voyageurs sur son axe (tous modes de transports confondus) sera plus important qu’avant. Difficile de départager les voyageurs qui prennent le TGV à la place de l’avion ou de la voiture de ceux qui prenne le TGV parce qu’il a créé un nouveau besoin de se déplacer (personne ayant déménagé plus loin de son lieu de travail, grâce au TGV).
Si le report modal est difficile à estimer à posteriori, il est encore plus difficile de l’anticiper. C’est ce flou qui est exploité afin de justifier la pertinence écologique de certains projets au travers de leur bilan carbone. Voici une petite analyse de la LGV Rhin-Rhône (branche Est, de 137,5km entre Dijon et Mulhouse, ouverte en 2011) qui est la 1ère à avoir faire l’objet d’un bilan carbone global.
Le bilan carbone inclut une part d’émissions négatives grâce au report modal de l’avion et de la voiture sur le train. En ce qui concerne l’avion, le bilan (P.12) estime un gain de 2758000 tCO2 économisée sur 30 ans. Sans avoir le détail du calcul, on peut en déduire que cela représente environ 0,4 Milliards de Pax.km/an. Mais sur quelles lignes?
Il existe une limite de temps de trajet pour lequel l’avion est préféré au train. Cette limite est fixée à 3h car d’une part, cela permet de conserver la possibilité d’un A/R dans la journée et d’autre part le seuil de rentabilité du train décroît par rapport à l’avion sur les longues distances:
Or les lignes sur lesquelles la création de la LGV Rhin-Rhône a fait basculer l’avion hors de sont domaine de pertinence sont plutôt rares. On peut en isoler 5, dont 3 sur lesquelles une ligne aérienne pouvait être en concurrence:
A noter que la liaison Paris-Mulhouse est également en concurrence avec la LGV Est (Paris-Strasbourg-Mulhouse). Et voici l’évolution du trafic aérien sur ces lignes entre 2005 et 2019 (source DGAC):
On remarque que la liaison Mulhouse-Paris était déjà en déclin, probablement à cause de l’ouverture de la LGV Est en 2006, et qu’il est difficile de distinguer la perte due spécifiquement à l’ouverture de la LGV Rhin-Rhône. Néanmoins la différence de trafic entre 2009 et 2019 sur ces 3 lignes est de 70,6 Millions Pax.km. Sur une période de transition de 10 ans, en cumulant l’effet de 2 LGV et la fermeture d’une ligne aérienne (Mulhouse-Lyon) ce sont seulement 70,6 Millions Pax.km qui se sont transférés de l’avion vers le train (ou la voiture!). Il manque 329,4 Millions Pax.km par rapport aux prévisions du bilan carbone de la LGV.
Les prévisions de trafic sur les lignes LGV sont presque toujours surestimées par rapport au trafic réel. Il est en effet usuel que les promoteurs de projets ferroviaires surestiment les prévisions de trafic et sous estiment les coûts du projet. Par exemple, la LGV nord a observé un trafic inférieur de presque -70% à son entrée en service (MES) et de -50% à son régime de croisière:
De manière générale, le partage entre les modes de transport (au niveau européen) reste plutôt constant:
Ces 20 dernières années, le développement du train n’a pas vraiment permis le transfert de l’avion vers le train. Certains experts suggèrent même que le développement du train, en améliorant la mobilité vers les aéroports, a contribué au développement de l’avion (ces 2 modes de transports étant plus complémentaires que concurrents).
Le report modal de l’avion vers le train est donc une science très incertaine, ce qui profitent aux promoteurs qui n’hésitent pas à surestimer le phénomène pour vendre leur projet ferroviaire. Cela a un impact majeur sur la précision du bilan carbone et la pertinence écologique de ces LGV.
En plus des prévisions de report modal suspectes, les hypothèses concernant les émissions de CO2 sont plutôt défavorables à l’avion:
- 301gCO2eq/Pax.km en 2009
- 240gCO2eq/Pax.km en 2020
- 150gCO2eq/Pax.km en 2040
Sachant que le calculateur DGAC donne 154 gCO2eq/Pax.km en 2020 pour la ligne la plus capacitaire (Paris-Mulhouse) et que l’on est capable de descendre à moins de 120 gCO2eq/Pax.km en utilisant un avion type A320 ou B737-800NG.
Bilan report modal: le report modal est un argument largement utilisé dans les analyses carbone des LGV pour justifier l’intérêt écologique de leur construction. Dans le cas de la LGV Rhin-Rhône, il a été estimé que la LGV deviendrait « carbone positive » 12 ans après sa mise en service. Mais cette rentabilité repose entièrement sur des hypothèses de report modal largement surévaluées (l’analyse est similaire pour la voiture, le report modal voiture->train est jugé faible). La pertinence écologique des LGV devrait faire l’objet d’études plus approfondies, indépendantes et d’un bilan après construction pour estimer la période réelle de rentabilité carbone.
Conclusion
Le bilan carbone est un outil important mais imparfait. Il peut se révéler essentiel pour faire des comparaisons entre 2 secteurs similaires ou pour mesurer une transformation (avant vs après). Mais il est extrêmement sensible aux hypothèses (qui sont des données souvent imparfaites), et en fait donc un outil facile à utiliser à des fins politiques/idéologiques.